Conférence à la Société Savante Bélénos : Ce que la rhétorique peut apporter aux soignants
- Victor Ferry
- 11 mai
- 4 min de lecture
Introduction : un étranger dans la maison

Vous êtes professionnels de santé. Moi, je viens d’un autre monde : celui de la rhétorique. Et pourtant, nous partageons une question fondamentale : pourquoi certains patients disent oui, et d’autres non ? Pourquoi certains suivent un traitement, et d’autres l’abandonnent en cours de route ?
Lorsque j’ai été invité à cette conférence, je me suis demandé si j’avais vraiment quelque chose à dire à un public de professionnels de santé. Qui suis-je pour parler de persuasion à ceux qui, chaque jour, doivent convaincre des patients parfois réticents, anxieux, ou tout simplement lassés ? Est-ce qu’un rhétoricien peut aider un médecin à mieux convaincre ?
C’est précisément la question qui animait un vieux débat de la philosophie antique. Entre Socrate et le sophiste Gorgias.
Gorgias vs Socrate : la rhétorique comme substitut à la science ?
Dans le dialogue homonyme de Platon, Gorgias déclare que la rhétorique est un art capable d’embrasser toutes les autres compétences. Il raconte même qu’il a réussi à convaincre des malades de suivre un traitement que le médecin, seul, n’avait pas su leur faire accepter. Une potion, le feu, le fer : autant de mots repoussants pour le patient, jusqu’à ce que l’orateur intervienne.
Mais Socrate, toujours méfiant envers la parole efficace, objecte : si la rhétorique convainc mieux que la médecine, c’est parce qu’elle s’adresse aux ignorants. Dans ce cas, est-ce bien ? Est-ce souhaitable ?
Faut-il que le soignant se forme à la rhétorique pour persuader, ou doit-il plutôt élever le patient vers la raison, en lui transmettant un peu de savoir ?
Ce dilemme est ancien. Mais il est d’autant plus d’actualité que nous savons aujourd’hui que la simple information ne suffit pas. Le patient n’est pas une mécanique cognitive à laquelle il suffirait de transmettre la bonne donnée. Il faut autre chose. Et c’est précisément ce que la rhétorique permet de penser.
Une science née avec la démocratie
Ce qui m’a donné envie d’étudier la rhétorique, c’est qu’elle est née en Grèce au Ve siècle avant notre ère, dans le contexte d’une expérience unique de démocratie directe.
Dans l’Athènes de Périclès, les citoyens résolvent leurs conflits par la parole. Devant l’assemblée. Sans avocat. Vous accusez votre voisin ? Vous plaidez vous-même. Il se défend lui-même. Et à la fin ? On vote à main levée.
Parler en public devient une compétence vitale. Littéralement : Socrate en est mort, faute d’avoir su convaincre lors de son procès.
La rhétorique d’Aristote est la première théorie systématique de l’efficacité du discours. Il y pose les bases : un discours efficace combine trois choses : l’ethos, le logos, et le pathos.
1. L’Ethos – Crédibilité et éthique
L’ethos, c’est l’image du soignant. Est-il compétent ? Bienveillant ? Intègre ? C’est d’autant plus important que le patient est souvent dans une situation d’incertitude.
L’ethos repose sur trois piliers :
Phronesis : le jugement pratique. L’expérience qui permet de séparer la théorie de la réalité.
Eunoia : la bienveillance perçue. Montrer que l’on agit dans l’intérêt du patient.
Arete : la vertu. L’alignement entre les valeurs, les paroles et les actes.
L’ethos se renforce dans la durée. Mais il peut aussi exercer un effet à court terme.
Prenons une étude célèbre : Charles K. Hofling, 1966. 22 infirmières reçoivent un appel d’un médecin qu’elles ne connaissent pas. Il leur demande d’administrer une dose toxique d’un médicament. 21 sur 22 obéissent. Pourquoi ? Parce que l’autoré perçue suffit à suspendre le jugement critique.
Cela ne veut pas dire que le médecin doit renoncer à l’autoré. Mais il doit comprendre que cette autorité est puissante. Et que pour qu’elle reste légitime, il faut l’ancrer dans la vertu.
2. Le Logos – Le pouvoir du raisonnement adapté
Le logos, ce sont les arguments. Mais tout le monde ne les traite pas de la même manière.
Les travaux de Petty et Cacioppo ont mis en évidence un concept clé : le besoin de cognition. Certains aiment raisonner, comparer, comprendre. D’autres veulent aller droit au but.
Une étude très parlante : Latimer, Katulak, Salovey (2005), sur le dépistage du cancer du sein chez les femmes afro-américaines.
Deux types de messages leur sont envoyés :
Un message factuel, analytique : chiffres, données, démonstration logique.
Un message narratif, émotionnel : témoignage d’une femme ayant surmonté sa peur du dépistage.
Résultat :
Chez les femmes avec haut besoin de cognition : 39 % passent à l’action avec le message analytique, contre 29 % avec l’autre.
Chez celles avec faible besoin de cognition : 41 % réagissent au message émotionnel, contre 25 % au message analytique.
Il n’y a pas de bon message. Il y a un bon accord entre le message et le récepteur.
3. Le Pathos – L’émotion qui pousse à agir
Pas de décision sans mouvement. Et pas de mouvement sans émotion. C’est ce que montre Antonio Damasio dans L’Erreur de Descartes. Ses patients, ayant perdu l’accès à leurs émotions, ne peuvent plus trancher. Ils comprennent, mais ne choisissent pas.
Quelle émotion mobiliser ? Cela dépend du public.
Nouvelle étude, encore une fois de Latimer et al. :
Un message version gain : "Vous vivrez plus longtemps si vous vous faites dépister."
Un message version perte : "Vous risquez de mourir si vous ne vous faites pas dépister."
Les effets dépendent du regulatory focus :
Ceux qui évitent le risque réagissent mieux au message perte.
Ceux qui cherchent la réussite réagissent mieux au message gain.
Le pathos efficace n’est pas universel. Il est adapté.
En conclusion
Persuader, ce n’est pas manipuler. C’est comprendre le monde mental de l’autre pour l’aider à agir.
Les soignants ont déjà une part de ce pouvoir, par leur ethos. Mais le renforcer, le calibrer, l’accompagner d’un logos adapté et d’un pathos bien ciblé, c’est ce qui permet d’entraîner les patients sur le long terme.
La rhétorique, en cela, est un complément précieux de la science médicale. Elle n’est pas un vernis. Elle est la science de la transmission vivante du savoir, dans toute sa complexité humaine.
Et elle peut être apprise. Elle peut être pratiquée.
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